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Le lac est gelé. Même en été, on peut marcher dessus sans craindre de tomber dans l’eau. Je me souviens avoir vu mon père découper un trou dans la glace, avec une tronçonneuse. Le bruit et l’odeur m’avaient fait peur, comme un long coup de tonnerre qui ne finit pas, s’épuise en nuage d’essence et s’arrête en toussant. Je n’avais pas dit à mon père que j’avais eu peur. Trop content d’être avec lui, pendant les grandes vacances. Maintenant que j’ai son âge, mes souvenirs sont ternis par l’expérience et je n’arrive à revoir son visage que soucieux.

Je dois trouver un abri. Bientôt il va faire nuit et mes yeux vont geler. Déjà, je ne sens plus mes jambes. Devant moi quelques cabanes de pêche attendent. Elles ressemblent à de vieilles toilettes en bois oubliés au fond d’un jardin blanc. Je sais qu’il y a un poêle à bois à l’intérieur.

Au-dessus d’elles les nuages blancs deviennent gris, au milieu du bleu sombre et des envies de dormir. Les arbres se perdent dans la neige et le vent écrase les contours.

Je n’ai pas le temps de penser. Je n’ai pas le temps de regarder autour de moi. Le froid s’infiltre sous mes paupières et vient glisser le long de mes sinus. Je n’ose pas courir. J’ai froid.

Même en été le lac est gelé.

[–SUITE–]

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13 Décembre

 
Du bois, du papier journal, des allumettes, attendre que le feu vienne. Même à l’intérieur, j’ai froid. Le reste n’est pas important. Il y a encore le fantôme d’un trou dans la glace, une petite commode. Dans un des tiroirs, j’ai trouvé un vieux pull rouge. Je sais très bien que dans un coin de ma tête j’imagine qu’il a appartenu à mon père, une sorte de goût étrange pour les coïncidences symboliques. Il n’est jamais venu ici. Je ne suis pas en train de faire un voyage pour me rappeler mes racines.

Enfiler le pull ne change presque rien au froid. J’ai les organes gelés, ça vient des poumons, ce n’est plus du frisson, c’est l’espoir toujours trahi d’une respiration qui blesse. Il faut que ce feu s’allume. Je sautille sur place, en faisant attention à ne pas me cogner sur les planches basses de la cabane de pêcheur. Je ne peux pas me réchauffer, ça vient d’en dedans, mon sang ralenti et mes gesticulations ne font que touiller la glace pilée qui parcourt mes veines. J’ai besoin du feu. La première allumette craque et la petite flamme n’essaye même pas de lutter contre l’environnement. Alors je l’offre au bois. J’attends sans penser, les yeux rivés sur le papier journal qui se consume. Le feu, comme une vague sans ressac, brûle l’encre et laisse une cendre gris pure. Le bois ne prend pas. Je recommence. Une autre allumette. Je ne les compte pas, je n’ai pas le temps d’avoir peur. Le journal meurt, lèche le bois qui ne réagit pas. Une autre. Je ne sens plus rien, je ne suis plus qu’une boule de glace et deux yeux bientôt morts. Ma dernière tentative, je le sais. Mes nerfs sont figés, ma peau craquelle et je sens l’air qui rentre en moi comme une bourrasque dans une caverne. Bien sûr cette fois ça fonctionne. Je ne peux pas mourir tout de suite.

Le feu prend et les flammes me réchauffent, mes os s’écartent et les muscles fondent, mes sens reviennent, petit à petit. J’attends, je ne sais pas combien de temps, mon cerveau est encore trop endolori pour que je puisse comprendre les minutes et les heures. Mes mains reviennent, le feu est beau, dans le ventre du poêle. La fonte rayonne et me ressuscite. Alors le froid s’en va, il ne laisse pas de traces. Je comprends que ma grandiloquence a transfiguré mes peines et m’a gelé l’esprit. Je n’étais qu’engourdi. Ce n’était qu’un petit frisson, j’essaye de ne pas comprendre que ça peut être pire.

Je suis réchauffé, heureux. Alors mes pensées peuvent à nouveau accueillir le reste de mes préoccupations. Ne plus avoir froid c’est assez pour que le reste arrive, assez pour que la faim, la soif et la fatigue s’approchent et murmurent dans mon oreille : « on est là nous aussi ».

Je mange une barre de céréale, fais bouillir de la neige et pose ma bouteille dehors. Bien sûr que j’ai pris des précautions. Bien sûr que je n’en ai pas pris assez. C’est le but. La nuit va bientôt tomber. Je remets du bois dans le feu, mes dernières bûches. Je pourrais détruire cette commode, mais je ne sais pas si j’en ai la force. Mon ventre gargouille, mais je l’ignore. Je passe un bras dehors et reprends ma bouteille. L’eau est déjà tiède, c’est agréable. C’est presque un thé, je suis presque chez moi, au chaud, sur mon fauteuil en train de lire le journal. Je suis satisfait, cette forme molle du bonheur qui engourdit l’esprit en le berçant, le bordant, pour qu’il s’emmitoufle dans le confort et s’endorme, gras, suffoque dans le velours, la mousseline, le divertissement et la chaleur.

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Une chouette me sort de mes réflexions en hululant. Je crois que c’est une chouette. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis ici. Pas de montre, mais je sais que dehors la nuit tombe. Je vais rester ici cette nuit. Il faut que j’arrête de divaguer.

Mon sac de couchage est installé. Je mange une barre de céréale, ma dernière. Le bruit de mes vêtements contre le tissu luisant de mon lit de fortune est étrange. Je sens le lac. Je ne devrais pas dormir ici, je sais très bien que l’humidité est un vecteur important de froid. Je m’en fiche. Non, ce n’est pas ça, je le sais, mais c’est comme si je me donnais un petit défi. Mes premières heures ici sont trop simples, il faut que je fasse des erreurs, tester mon endurance, il faut que j’apprenne.

La faim et la soif sont remises dans le rang des choses habituelles, mais il ne me reste plus rien. Demain je vais devoir marcher, trouver de quoi manger, du bois, je vais devoir m’éloigner du poêle, sortir de la petite cabane de pêcheur, à peine assez grande pour que je puisse y tenir allongé. Je vais devoir explorer les alentours du lac gelé. Je suis fatigué. Dans la cabane qui m’obscurcit, je comprends les données avec lesquelles je vais devoir jouer. Je comprends que je vais devoir chercher de la chaleur, de l’eau, de la nourriture et du repos, comme des jauges régissant ma vie. Je sais aussi qu’au fond elles ne sont que les esclaves de ma santé mentale. Ma volonté décidera si je vais vivre. Je pourrais abandonner, creuser le trou dans la glace et tomber, mourir dans l’eau, devenir un glaçon et rejoindre les poissons, au fond du lac. Non, bien sûr que non. Je dois me souvenir de pourquoi je suis là, aiguiser mon cerveau vers la survie, me nourrir des sensations, comprendre le froid, écouter la faim, m’emparer de la soif et faire de la fatigue une vieille amie.

Je casse un tiroir de la commode, quelques calories vitales, que je transfère au poêle. La nuit tombe. Elle vient s’infiltrer au bord des planches et éteint les rais de lumières. Bientôt, seul le feu m’éclaire, me réchauffe. Je n’ose pas dormir, le feu va s’éteindre. Il le faut pourtant. Demain je vais devoir marcher. Je n’ai plus rien, une bouteille d’eau, quelques allumettes, un sac à dos vide et mes habits. Et puis le vieux pull rouge, dont le propriétaire est mort, sans doute. Plus personne ne vient ici, quand l’hiver brûle la peau, on s’enfuit, plus au sud, et on attend que la neige vienne nous manger, en pensant être à l’abri. 
 

14 Décembre

 
Le froid me réveille, mais il fait jour. J’ai faim. Je bois le reste de ma bouteille d’eau. Je contemple l’idée de casser un tiroir, essayer de rallumer le feu, mais je ne peux pas rester ici. Je sais qu’il y a d’autres petites cahutes sur le lac. Et puis autour, il devrait y avoir des chalets, des endroits dignes, de quoi me faire un camp de base. Je sors. La lumière est plus fort qu’hier, les rayons du soleil tombent en fumée blanche sur la neige et donne au paysage une épaisseur douloureuse.

Je fais des étirements et j’écoute. Le vent dans les branches, la glace qui rumine sous moi. Tout est blanc ici, même le son. Je suis heureux de ces sensations. Rien n’arrive à être vraiment pénible quand on est ici. Tout va bien aller, je vais y arriver.

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Au milieu du lac je remarque qu’un cerf me regarde. Il ne bouge pas. Je ne vois que sa silhouette brune, ses bois se perdent dans le décor. Malgré la distance, le soleil qui m’éblouit, j’ai l’impression qu’il est à côté de moi. Je ne bouge pas, je n’ose pas. Le cerf fait la même chose, cette absence de décision, la stupeur de la rencontre. Est-ce qu’il sait ce qu’est un humain ? Il doit bien avoir des cadavres. Pour lui ce ne sont que des statues gelées. Un humain qui regarde, quelqu’un comme lui, c’est sans doute nouveau. Il survit ici parce qu’il a le droit. Il a toujours été là. Pas besoin de chalet, de feu, de barre de céréale ou de pull rouge, il y arrive, malgré le froid, le vent et le manque de nourriture. Sans accessoire il est là, en vie au milieu du lac gelé et moi je me plein de mon sac à dos déjà vide.

Autour il y a d’autres cabanes de pêcheurs et je vois au loin un drapeau qui flotte, sans doute un poste de garde forestier. Je me retourne pour prendre mon sac et le cerf à disparu. Son absence laisse une trace chaude. Malgré la distance, ce vivant devant moi avait changé l’ambiance, lui avait donné un sens, une caisse de raisonnables où mes pensées avaient une sorte de public inconscient. Plutôt que de tourner dans mon crâne, ce que je suis avait eu un spectateur et maintenant qu’il n’est plus là, ça me manque déjà.

Celui qui traîne derrière mes élucubrations actives me glisse aussi qu’avec un peu de patience, plus de ressources, j’allai pouvoir attraper ce cerf pour le manger, mais cette partie de moi ne se rend pas compte. Je n’ai jamais tué de choses plus grosses qu’une araignée. Est-ce que j’allai être capable de dépecer un animal ? Est-ce que ça va être nécessaire ? Je laisse ces questions se cacher derrière d’autres, plus pressantes.

Je décide d’aller voir le drapeau d’abord, histoire de me faire un camp de base. Il n’est pas loin. Le froid est moins violent ce matin, le vent est calme et le ciel est bleu. Malgré tout, après quelques minutes je sens déjà mes pieds qui se durcissent et leurs nerfs s’éteindre. Il me faut de meilleures chaussures. Je n’ai qu’une paire de vieilles baskets et des chaussettes de sports. Je sens qu’elles sont déjà un peu humides. J’essaye de ne pas y penser, je ne marche que depuis quelques minutes, je sais très bien que ce n’est rien. Je marche sur la glace à peine couverte de neige du lac. C’est facile, plat, dégagé. Il fait beau.

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Je m’approche du poste de garde. Il fait deux étages, les fenêtres et les portes sont en bon état, il y a une cheminée. Je passe les quelques marches qui mènent à la porte et je frappe. Je ne sais pas pourquoi je frappe. Une espèce d’envie d’amener la civilisation avec moi. J’attends. Je sais bien que ça ne sert à rien, que c’est ridicule, mais j’ai envie de faire durer l’illusion, tout en sachant ce qu’elle est, une sorte d’humour absurde. Ça me fait du bien, ma santé mentale se stabilise dans cet acte. Frapper aux portes, chose normale de situation normale.

Le problème, c’est que personne ne répond et avec l’absence l’univers habituel que j’avais créé pendant ces dernières secondes s’effondre. Les conversations probables tombent en ruine, les politesses rouillent et les poignets de mains se délabrent. Dans les débris il ne reste plus que moi et une porte muette. J’entre.

The Long Dark, sur Steam.

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