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Au milieu de la table de la salle de réunion de Respawn, il y a des pains au chocolat, des croissants et un chausson aux pommes, un seul. C’est celui du chef. Sur les murs des posters essayent de motiver les membres de l’entreprise avec des photos qui n’ont rien à voir avec leur métier. Ils font des jeux vidéo. Ils font Titanfall 2. Dehors on aperçoit un énorme robot garé sur le parking, entre une Ford Escort et une Audi A3.
— T’as préparé un truc toi ? demande un homme joufflu avec une chemisette beige.
— Comment-ça j’ai préparé ? lui répond une femme d’une trentaine d’années, les yeux fatigués.
Ils sont seuls dans la salle de réunion. Il est 16 h 48, ils avaient tous rendez-vous à 16 h 30. Les autres sont dehors, ils fument une cigarette avant que le chef arrive. L’homme joufflu prend un croissant en regardant sa collègue.
— Ta présentation, il dit.
Il mord dans sa viennoiserie.
— Bien sûr que j’ai préparé, elle répond. Je…
Elle est coupée par la porte qui s’ouvre. Le stagiaire est là, il apporte des gobelets. Il est là depuis midi. Il est allé chercher les croissants, les pains au chocolat et le chausson aux pommes, il a fait du café.
— Haaaa, s’exclame l’homme joufflu.
Des miettes s’expulsent de sa bouche humide et l’une d’elles, plus grosses que les autres, un morceau qui ressemble à un flocon de peau morte, se colle à la cafetière chaude.
Quelques minutes sans conversation et puis du bruit derrière la porte. Un rire, ridicule, lent, forcé. Le chef.
Il entre, suivit des autres. Tout le monde s’asseoit. Le chef se met à l’aise, il desserre un peu sa cravate bleue.
— Allez hop, réunion de chantier TitanFall 2 !

[–SUITE–]

16 h 41 Début de la réunion : le mode solo

La plupart des gens sont stressés, certains se servent du café, tous sortent des feuilles qu’ils placent devant eux.
— Berthier, alors, comment ça se passe l’écriture ?
— On a quasi fini, dit Berthier, un homme brun d’environ vingt ans ans avec un t-shirt Star Wars.
— Je t’écoute.
Dans un coin le stagiaire lève les yeux au ciel alors que tout le reste de son visage est immobile. Berthier lance une présentation PowerPoint. Sur la première image, il y a Optimus Prime du film Transformers.
— Optimus Prime du film Transformers dit Berthier.
Image suivante, des soldats devant une gare.
— Plus l’armée.
Image suivante, un emoji triste.
— Plus des choses tristes.
Image suivante. Il se lève et se force à prendre un air motivé.
— Égal Titanfall 2
Personne ne réagit. Le stagiaire ferme les yeux et imagine qu’il est ailleurs, un petit restaurant italien dans lequel il aime aller avec sa petite amie.
— Pour résumer, le héros et le titan deviennent potes et ils se retrouvent dans une histoire de dingue avec une arme qui peut détruire des planètes et eux seuls peuvent l’arrêter et le titan c’est genre un gars stoïque avec une voix grave et on va s’attacher à lui et ça va être cool.
— Ha oui, dit le chef, comme dans Terminator 2, ou The Iron Giant, ou comme dans Real Steel ou dans…
— Oui, voilà. Aussi on va faire que le titan ne comprend pas le sarcasme, ça sera hilarant.
— OK, parfait alors. L’important c’est que ce soit générique, que ça ressemble à ce que les gens ont l’habitude de voir, je veux que ça soit confortable.
— Vous inquiétez pas chef.
— Et niveau ambiance ?
— Pareil, toute la direction artistique c’est de la reprise de tout ce qui se fait dans le genre, on a pris zéro risque.
Berthier se rassoit.
— Bon, reprend le chef en se servant un café. Bien bien bien. Il est où Stefan ?

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— Là chef.
Un petit homme un peu gros se lève, il ressemble à un comptable pour une entreprise de couches pour adultes.
— Viens, il dit à quelqu’un derrière lui.
Une femme, le même âge, la même dégaine de prof de technologie à la retraite se met à côté de lui.
Je vous présente Irène, ma femme.
— Bonjour Irène.
— …
— Et pourquoi Irène est là ?
— C’est que… c’était un peu trop dur de faire le game design tout seul, alors ma femme m’a aidé. J’ai fait une partie, elle a fait l’autre.
L’homme sue beaucoup. Il sort un mouchoir de sa manche et s’essuie le front avec.
— Vous avez travaillé en équipe ? demande le chef.
— Oula non, je la supporte pas. On a fait ça chacun dans son coin. Moi j’ai fait toute la partie combats, et elle elle a fait toute la partie entre les combats, quand on se déplace.
— Ça se mélange jamais ?
— Quasiment pas non. Des fois on était bien obligé d’être dans la même pièce et on s’est parlé, mais pas trop.
— Hmm. Entendu. Bon. Alors, ces combats ?
— Je me suis pas mal inspiré du tir au pigeon de fête foraine. On se met à un endroit, on tire sur les ennemis qui ont leur tête qui dépasse, on attend qu’ils apparaissent, on prend bien le temps de viser et voilà.
— Mais ça, c’est pour le mode facile ?
— Non, non, en facile et en normal il y a pas besoin de tirer, les méchants sont quasi aveugles, comme ça on peut visiter, c’est bien. C’est pour le mode difficile les combats. J’ai mis des soldats qui meurent en trois balles et des robots qui meurent en cinq balles. J’ai aussi mis des sortes de loup étranges, pour changer un peu. Mais c’est la même chose au final.
— Et c’est tout ce que vous avez à me dire ? Et les combats contre les titans ?
— Hooo, c’est un peu pareil, en plus long et en un peu plus difficile.
— Et c’est tout ?
— Euh… Ha si, y’a des boss aussi. Là je me suis un peu forcé.
Quelqu’un tousse dans la salle.
— Il y en a un qui a la voix de Schwarzenegger, mais imité par Laurent Gerra. C’est génial.
Le chef se retourne vers Irène.
— Et vous alors ?
— Bonjour monsieur. Et bien moi je me suis occupé des fois où il faut courir sur les murs. Et j’en ai mis plein des murs pour courir dessus. Des fois il faut bouger des trucs pour pouvoir courir sur les murs. Et aussi à un moment il faut courir sur des murs qui bougent. Et c’est plutôt bien de courir sur les murs, moi je vous le dis. J’ai même fait un niveau dans une espèce de grande usine, et il faut courir dans tous les sens, sur des plates-formes qui bougent et sur des murs qui changent de sens et tout. Et il a une voix de robot femme qui parle en même temps.
— Comme dans Portal ?
— Euh…
Irène se retourne vers son mari, paniquée.
— Oui oui, comme dans Portal.
— Et jamais tout ça n’a un rapport avec les combats ? reprend le chef.
— Je sais pas trop. Je suppose qu’on peut courir sur les murs pour aller plus vite, mais c’est surtout pour les passages entre les combats. Enfin faut demander à Stefan.
— De toute façon, continue son mari, je vais vous dire chef, le jeu est tellement simple que ça n’a pas d’importance.
— C’est nickel alors !

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Le chef mord dans son chausson aux pommes. Un peu de compote coule sur son menton, mais personne n’ose rien dire.
— Pour la campagne solo, je crois que c’est bon !
— Il y a moi aussi tonton.
Un jeune garçon d’à peine dix-huit ans se lève. C’est Frédéric, le neveu du chef, au début on a cru qu’il allait être un boulet pour l’équipe, un piston sans compétence, mais tout le monde a remarqué qu’il savait se débrouiller.
— Tu m’avais demandé de faire…
Il sort un morceau de papier chiffonné de sa poche arrière et reprend.
— Un passage avec des trucs temporels qui font wooosh woosh et tout.
— Je m’en souviens pas du tout.
— Je l’ai fait quand même.
— Ha ?
— Oui, à un moment dans le jeu on va trouver un appareil qui permet de voyager instantanément entre deux époques, c’est l’occasion de résoudre quelques puzzles et ça permet de contourner les ennemis pendant les combats. Je pense que ça va apporter une vraie dynamique.
— C’est bien Frédéric, je suis fier de toi.
Frédéric rougit un peu et se rassoie.
— Mais on va le faire que pour un seul passage. Au cas où.
Le chef se sert du café.
— Vous savez quoi les gars, je me rends compte qu’on a même pas parlé des armes.
— On peut en parler en même temps que le multijoueur non ?
— Vous avez raison. En attendant, pause clope.
Tout le monde s’en va, sauf l’homme joufflu, la femme fatiguée et le stagiaire, qui reste pour envoyer des messages à sa petite amie.

17 h 34 : Pause clope

— T’en penses quoi ?
— De quoi j’en pense quoi ?
— De la campagne solo.
— Ça a l’air bien.
— T’es sûre ?
— Je sais pas… Ça a l’air basique quoi.
— Ouais. De toute façon les joueurs en voulaient une, on leur en a mis une. On est pas là pour révolutionner le truc.
— Oh tu sais on sait jamais, cette connerie de robot sympa et tout, ça plaît aux gens.
— Ils reviennent, chut.
L’homme joufflu hésite à prendre le dernier croissant, la femme fatiguée veut se servir un café, mais il n’y en a plus. Le stagiaire range son téléphone, prend la cafetière, dit « je vais en refaire » alors que tout le monde rentre.
— Merci euh… dit le chef. Je sais jamais son nom.
Il marche dans les couloirs de cette boîte où il s’ennuie. Il ne se plaint pas, on lui donne de l’argent, il a le droit de participer à tout, même s’il ne fait rien. Il a des idées pourtant. Il y pense pendant que le café se fait. Il se dit que le solo va être une énième campagne à la Call Of Duty, avec du grand spectacle, des ennemis idiots. Il se dit qu’au moins ça fera un tutoriel haut de gamme pour le multijoueur et que c’est suffisant.
Quand il revient dans la salle, les gens s’engueulent.

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17 h 59 Deuxième partie de la réunion : le multijoueur

— C’est tout, c’est comme ça ! tranche le chef. On reprend alors. Je veux pas que les armes soient impressionnantes. Je veux qu’elles soient calmes et qu’elles ne fassent pas trop de bruit. Je veux aussi qu’il soit plutôt difficile des les différencier. Et je veux une arme avec…
Il pense, il joint les mains, la pulpe de l’index gauche touche celle de l’index droit.
— Je veux une arme avec…
Plus personne ne parle.
— Avec un recul.
— ….
— Horizontal.
Dans la salle tout le monde beugle en même temps. Certains hurlent au génie, d’autres menacent de se suicider. Le chef, lui, reste immobile au milieu, l’œil brillant, fier de son idée.
Le stagiaire pose la cafetière au milieu de la table. Il n’y a plus de viennoiserie. Il s’assoit dans le coin et attend que ça passe.
Au bout d’une dizaine de minutes, tout le monde est épuisé par la dispute.
— On valide alors ?
Personne ne dit rien. Le chef reprend.
— Au niveau des limitations, on fait quoi ? Il me semble que le premier a pas fonctionné parce qu’on pouvait faire trop de trucs.
— Déjà on va enfermer les titans dans un système de classe. On ne va plus pouvoir vraiment les personnaliser.
— Bien.
— Ensuite, seulement une arme principale et une secondaire.
— Bien.
— Et enfin, on met en place un système de déblocage comme tous les autres jeux. Sauf qu’on va inventer un système compliqué où on gagne un truc appelé « mérite » et pas de l’expérience et où…
— Oui je vous fais confiance pour faire un truc bien confus, comme j’aime, coupe le chef.
Celui qui parlait n’est pas vexé, il est même soulagé, il ne comprenait pas non plus comment le système qu’il avait inventé fonctionnait. Il avait pondu ça un soir, ivre.
— Et pour l’équilibrage ?
— On vous attendait chef.
Un homme habillé entièrement par Desigual pose des petites boites sur la table. Il y a un trou au sommet de chacune d’elles.
— Piochez dedans chef.
Il s’exécute. Dans la première boite, il sort un papier. Il le déplie.
— Tone.
— OK, donc le titan Tone sera au-dessus du lot.
Le chef continue avec les autres boites. Le responsable de l’équilibrage note scrupuleusement les résultats. Une fois que tout ça est fini, le chef se sert un café et continue.
— Et pour les déplacements, ça donne quoi au final dans le multi ?

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Un homme d’une trentaine d’années prend la parole. Il a la mine de ceux qui jouent 13 heures par jour aux jeux vidéo et sur son front est tatoué le logo de Quake.
— On a fait un système complexe où pour garder le momentum il faut enchaîner les wall jump et les glissades. Il va aussi y avoir du bunny hopping et du air strafing. C’est pas non plus Tribes, mais on est fier de ce qu’on a fait, Titanfall 2 sera rapide et exigeant à ce niveau-là. On rentre vraiment dans le domaine des fast-FPS, mais pour en profiter pleinement il faut maîtriser son environnement et les commandes du jeu.
Un homme du même âge se lève. Il a des lunettes de soleil, il est bronzé, il porte un t-shirt avec un col en V et une gourmette.
— Et pour les maps, on a fait beaucoup de zones bien ouvertes, comme ça les joueurs qui savent pas se déplacer se sentent pas lésés. Elles sont gigantesques aussi, on a eu plein d’idées pour mettre des grands bâtiments identiques et de grandes étendues d’herbes, des grands couloirs par milliers…
— Mais les joueurs vont pouvoir se retrouver ?
— Oui bien sûr, on peut choisir d’avoir un bonus wallhack. Bon du coup tout le monde va prendre ça et les quinze autres possibilités passent à la trappe, mais tant pis.
— Je sais pas ça me semble étrange de faire quelque chose de bien pour les déplacements, mais de pas faire des environnements où on va vraiment pouvoir l’exploiter.
— On y a pas trop réfléchi on doit avouer. On avait plein de modèles et textures qu’on voulait placer surtout, histoire que les gars justifient leur salaire.
— Bon… Tant pis, c’est trop tard de toute façon. Il nous reste à parler de quoi maintenant ?
Les gens se regardent. Ils ne savent pas. Ils ont tous fait leur petit exposé. Mais quelqu’un n’a pas lâché un mot de la réunion. Parfois il a remué un peu, comme s’il voulait dire quelque chose, mais il n’a jamais eu l’occasion, jusqu’ici.
— LES MODES, LES MODES LES MODES ! IL EN FAUT PLEIN ! DES MATCHS TITANS CONTRE TITANS, PILOTES CONTRE PILOTES, CAPTURE DU DRAPEAU, UN FREE-FOR-ALL ET PUIS DU TEAM DEATHMATCH ET AUSSI… ET AUSSI D’AUTRES TRUCS ! PLEIN !
— Mais, ça va pas diviser les joueurs ? C’était pas le problème qu’on avait eu avec le premier et les DLC ?
— ON S’EN FOUT IL FAUT PLEIN DE MODES. DEUX PAGES DE MODES.
— Bon je sais pas vous, mais vu l’heure j’en ai plus rien à foutre de toute façon. Fais ce que tu veux.
Le chef se lève, son téléphone sonne. Il le regarde.
— Un texto d’EA tiens, la date de sortie. Pile entre Battlefield 1 et le prochain Call Of Duty. Nickel.
Le chef s’en va et les autres le suivent, heureux que ce soit fini. Ils savent bien qu’ils n’ont pas eu le temps de parler de tout, mais ce n’est pas le plus important, ils ont la satisfaction d’avoir fait de leur mieux. Ils l’aiment leur jeu.
Le dernier à partir est le stagiaire. Il range tout, passe un coup sur la table, lave la cafetière, le sol, les vitres. Il ferme derrière lui et prend le métro. Dans la rame bondée, il essaye de ne pas être blasé par son existence, mais c’est difficile. Il ouvre un livre, mais n’arrive pas à se concentrer. Il est 19 heures quand il est chez lui. Sa petite amie l’attend.

L’avis du stagiaire

— Alors, ta journée ?
— Bof. Je sais à quoi va ressembler Titanfall 2.
— Ha. Et ?
— Je sais pas trop. Je pense que jouer un pilote va être amusant, mais que la lenteur des titans va rendre leur utilisation fastidieuse et molle. Et puis ce genre de jeu, c’est trop fouillis, vu la vitesse de déplacement, le fait qu’on meurt rapidement, ça va donner une impression assez chaotique. Ça me rend triste en fait. Ils ont fait un jeu qui sera fun au final et même si les armes manquent de pêche, il va être agréable à jouer grâce à la liberté de mouvement, mais il aurait mérité plus de soin au niveau des maps et un traitement moins bateau, des mécaniques plus fines. Ça va être un shooter militaire futuriste, c’est tout, encore un autre. Alors oui, au-dessus surnage une couche d’originalité, mais c’est pas ça qui va m’enlever le sale goût que j’ai dans la bouche. Je suppose que ce n’est pas pour moi, c’est tout, ça reste un FPS orienté console. Enfin bref, tu dois t’en foutre un peu.
— Oui.

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